PLUS JAMAIS SEUL

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Tête de gondole en faisant quelques courses, mon regard est attiré par un slogan publicitaire « Plus jamais seul ! ». Je cherche alors quel cet objet pouvait s’engager dans une telle promesse !

Il s’agissait d’une sangle pour téléphone portable ! Cette fameuse « lanière » pratique que l’on accroche à notre écran pour l’avoir au plus près de soi, directement à portée de mains. On le porte autour du cou, en bandoulière. Il vibre contre nos poitrines pour nous tenir informé en temps réel de tout ! Nous voilà équipés d’un second cœur qui bat.

Quelques jours plus tard, je passe devant la vitrine d’un célèbre opérateur de téléphonie. De grandes et longues chaines de toutes couleurs y sont exposées. L’espace d’un instant, j’ai cru qu’il s’agissait d’une boutique de bijoux fantaisie de mauvais goût. Pas du tout ! Ces chaines sont destinées à être accrochées aux smartphones pour les permettre à l’utilisateur de porter et arborer l’objet sacré, tel un vêtement, une seconde peau. Je comprends alors que ce que j’évoquais il y a quelques années de façon imagée et symbolique sur le lien entre l’individu et le téléphone, tel un cordon symbiotique dans le pixel amniotique n’est plus seulement une métaphore mais bel et bien une réalité. Bien plus qu’un doudou, il s’agit bien d’un lien permanent qui nous unit ainsi à notre écran que nous portons concrètement sur nous, contre nous. Le téléphone n’est plus un objet que nous trimballons au fond de notre sac ou de nos poches mais un greffon qui nous accompagne et qui nous complète comme s’il venait combler une part manquante.

De plus en plus souvent, les téléphones portables sont désignés et reconnus comme des doudous et des nounous. Plus efficaces qu’une Mary Poppins, les enfants se tiennent à carreaux devant leurs écrans. Aucune inquiétude de les voir partir faire des bêtises, les écrans les vissent à leurs assises.

De nombreuses études en psychologie de l’enfant ont démontré l’importance du regard en face à face dans la communication avec le bébé. Il est fondamental dans sa construction. Il l’aide à s’apaiser, à se contrôler à être ouvert et réceptif à son environnement et aux autres. Que penser des heures passées par les enfants à regarder leurs écrans? Peut-on poser l’hypothèse que l’enfant cherche, trouve et assouvi ce besoin d’être en contact par le regard pour ne pas se sentir seul ?

Un lien visuel avec leurs écrans viendrait calmer les angoisses de solitude de ne se sentir rattaché à rien ni à personne. Toutefois, ce lien visuel de l’enfant avec l’écran n'est pas sans rappeler le paradigme du still face, issu d’une expérience dans les années 70. L’objectif était de faire interagir une mère avec son bébé verbalement et non verbalement, avec sourires et mimiques. L’enfant va bien et se montre apaisé et positivement réactif. Puis on change une variable et la mère doit se montrer impassible et ne plus participer aux interactions quoi qu’exprime le bébé. Ce dernier commence à s’agiter et à manifester des signes et des pleurs d’angoisse démontrant le caractère essentiel des interactions par le geste et par le regard. Le caractère inhumain des interactions entre l’enfant et les écrans posent question sur sa construction psychologique tant sur le plan cognitif, que sur celui de la construction de ses capacités à entrer en communication et la gestion de ses émotions.

Les « écrans doudous » viennent rassurer, consoler et border les petits comme les grands. Même la nuit, ils ne sont jamais très loin. Au mieux posés sur la table de nuit sinon, carrément dans le lit surtout pour ceux qui piquent du nez « sur » leurs écrans et qui finissent la nuit « face » aux écrans.

Les parents ont de plus en plus de mal à exiger de leurs adolescents qu’ils restituent les téléphones le soir et au moment du coucher. Des disputes longues et virulentes surgissent au sein des familles.

Les écrans sont devenus les compagnons des insomniaques et de ceux qui rencontrent des difficultés d’endormissement. Mais pas seulement ! Ils sont aussi des doudous, des conteurs d’histoires. Les adolescents discutent avec leurs amis jusqu’à s’endormir et parfois même se regardent dormir grâce au mode visio. De la même façon, le matin, ils se préparent « ensemble », chacun derrière la caméra de son écran. Désormais, l’industrie du numérique nous offre l’assurance d’être toujours connecté à quelqu’un, à quelque chose. Si ce n’est pas à des personnes, c’est alors à du contenu.

Les écrans sont notre double, notre ombre, notre reflet, une seconde peau à notre personne. Promesse marketing ; ce que ces objets incarnent et que nous acceptons qu’ils soient. Pas seulement parce qu’ils nous donnent accès à des ressources extraordinaires mais aussi parce qu’ils viennent rassurer notre peur de la solitude et combler le manque, par la conscience de nos limites et de nos failles humaines. Bien au-delà de l’outil, l’écran fait office aujourd’hui de compagnon de vie, de « maternel digital ». Revenu dans un pixel amniotique, enchainé par un cordon de couleurs, l’individu n’aura jamais tant été seul, isolé, dépendant, fragilisé ni coupé de sa vie. A l’inverse totale de la promesse du slogan des fameux cordons de téléphones vendus.

Karine de Leusse Schirtzinger